Une des fleurs envoyées par le Ciel

Une des fleurs envoyées par le Ciel

vendredi 8 janvier 2016

LE GRENIER MAGIQUE


     Si la maison de Cécile est une aventure, un bonheur total, à elle seule, le grenier, quant à lui, est carrément magique. Déjà, son accès est à l’image de ce qui entoure la maison elle-même : inhabituel. On entre dans la maison par la cuisine. Une cuisine étrange dans laquelle trône un lit. Comme au siècle dernier. 
     Ensuite, en se courbant presqu’en deux pour passer sous la petite porte, on entre dans la dénommée « chambre du milieu ». En plus de son lit, tout aussi imposant que celui de la cuisine avec ses hauts montants de bois, une table ronde et trois énormes armoires occupent la pièce. En face une deuxième chambre, beaucoup plus petite, dite « chambre de Marie », « chambre bleue » ou « petite chambre ». Au fond, une autre porte qui mène à la cave ; de hautes étagères remplies de bocaux de conserve et à gauche la merveille : l’escalier qui monte au grenier.
     Une fois la trappe soulevée, on se trouve dans la première partie. Légèrement surélevée d’un côté, elle ne contient rien de bien intéressant : de vieilles casseroles, une lessiveuse percée, des chaussures dépareillées, quelques vieux livres…
     La magie commence une fois poussée la porte qui mène au grenier lui-même. Un endroit où aucun adulte ne peut se tenir debout ou alors tout juste au milieu, sous la grosse poutre. L’odeur du tilleul en train de sécher est indissociable de l’endroit ; une odeur douce et persistante à la fois, subtile et sucrée qui la suivra toute sa vie. Une odeur de nostalgie.
     La première chose que l’on découvre est une grande cantine militaire ; l’ouvrir revient à plonger dans la vie de Jean. Un chapeau de brousse venu tout droit d’Indochine, un pantalon de spahi sorti des sables du désert, un « casoar » symbole de Saint-Cyr, de vieux treillis, une saharienne … Pendant longtemps, une fois rentrée du lycée, Aurélie revêtira son « uniforme » composé de vêtements arrachés à l’oubli de la malle. 
     A gauche, un buffet bas rempli de vieux livres lui fournira ses premières grandes émotions littéraires. Un titre en particulier, Le maître du simoun, la marquera tellement qu’elle se rendra compte trente ans plus tard que les romans qu’elle écrit ne vise qu’un seul but : lui faire revivre le trouble ressenti à sa lecture. La recette en est simple : de l’aventure, un soupçon d’érotisme, une touche de perversité, des tonnes de bons sentiments sur fond de dépaysement total.
      Le plus incroyable c’est ce que la jeune fille découvrira un jour tout au fond d’une étagère, dissimulé derrière les piles des romans-éditions du début du siècle-de Jules Verne : des fleurets ! Authentiques armes de combat venant d’un lointain cousin du grand-père d’Aurélie. Que d’heures passées à combattre d’invisibles ennemis pendant que Cécile étend son linge ! Combien de pauvres gens sans défense sauvés grâce à son légendaire courage !
      A droite, un autre buffet bas fait le pendant du premier. Celui-ci est en principe destiné au linge dont on n’a plus l’utilité mais que l’on ne se résigne pas pour autant à jeter ; nappes ayant servi pour les grandes occasions, draps brodés venant du trousseau de mariage de la grand-mère ou serviettes de table transmises par la belle-famille. En principe car si l’on s’en donne la peine, coincé entre deux piles de mouchoirs, apparait le trésor : de vieilles revues de cinéma. Cachées là par une âme romanesque, consultées sans aucun doute les soirs d’ennui ou les nuits de solitude, dérisoire rempart contre une vie de labeur et d’absence. Porte ouverte sur une nostalgie autre pour Aurélie, sur un rêve étranger, sur une jeunesse à la fois familière et inconnue.
      Pour parvenir à dénicher le butin suivant, il faut accepter de se perdre dans le labyrinthe des draps toujours en train de sécher sous les tuiles. Quand on parvient à s’arracher à leur rude caresse, le nez encore plein de leur bonne odeur de blanc, on découvre la merveille du kaleïdoscope. Les rayons du soleil qui tombent de la petite fenêtre jouent sur les bocaux rouges et projettent sur le mur leur fantasmagorie de fraises ou de framboises. Aurélie peut rester des heures, littéralement fascinée par le jeu des ombres et des lumières, hypnotisée par le rougoiement des confitures magiques.
     Car c’est bien de cela qu’il est question : de féerie. De grâce. D’un temps suspendu entre rêve et réalité. Un temps hors du temps au doux parfum d’enfance. Un monde secret qui n’appartient qu’à ceux qui savent le voir. Avec les yeux du cœur. Cécile morte, Aurélie n’est que rarement retournée dans la petite maison avant la vente mais jamais, au grand jamais, elle n’a voulu remettre les pieds au grenier. Pour le garder intact. Lui et son odeur de tilleul.

  
LE TEMPS DE L'ECRIVAIN


L’histoire de chaque écrivain se confond avec celle de son temps. Un temps de résistance face à l’oppression du temps des autres […]. Un temps de solitude arraché au temps criminel des masses […]. Le temps de l’écrivain n’est que le temps du refus. Une part d’intimité avec soi, volée ou conquise, niée, piétinée et laminée par tous, à chaque fois restaurée à grand-peine au moment de se colleter avec ses mots, aborder la douloureuse singularité de sa vérité, l’habiller d’émotions et de doutes, avant de la poser en minuscule offrande dans la gamelle d’un univers repu. 
AHMED ZITOUNI

jeudi 7 janvier 2016

LE BARINE ET LE MOUJIK

LA LETTRE DE RUSSIE 3



LE VENT DANS LES FEUILLES MORTES
     Aurélie remonte l’avenue de Blossac. L’automne étend son manteau virevoltant de rouge et d’or mêlés. Sur les côtés de la promenade, orgueil de la vie Saint-Maixentaise, les arbres tendent leurs branches dénudées vers le ciel. Un dome gris, fantasque, assorti aux toîts d’ardoise des maisons de l’avenue, plane sur la ville. 
     La petite fille sautille, insouciante. Chez elle, pas de déprime saisonnière. Pas de sentiment de fuite du temps qui passe. De peur de l’enfermement de l’hiver. Au contraire, elle se sent pousser des ailes. Pour la première fois, elle a le droit d’aller à l’école seule ; elle a tout de même huit ans ! Il a même fallu que l’un de ses petits frères attrape les oreillons pour que Marie se laisse fléchir et reste à la maison. Enfin sur le seuil et après mille recommandations. 
     Bien inutiles ; une seule rue à traverser, juste à côté de la Porte Châlon, unique vestige des anciens remparts de la ville. Pas besoin de surveiller à droite, à gauche. Aurélie peut se consacrer à ce qui fait l’essentiel de sa vie : rêver. Inventer, imaginer. Comme si la vie ne lui convenait pas vraiment, comme si le vide de certains instants pesait insupportablement sur ses épaules, elle s’évade. L’imagination est son domaine, territoire de la fantaisie, du possible non réalisé, de l’extraordinaire à portée de main.
     Concentrée pendant le temps scolaire, Aurélie ne touche plus terre dès la sortie. Absorbée en permanence par l’élaboration d’un univers peuplé d’invraisemblables héros. Inventant mille intrigues, de multiples rebondissements, de nobles motifs ou de basses envies. Répétant encore et encore une scène jusqu’à atteidre la perfection. 
     Pour une petite fille aussi fantasque, les mots « bourrasques », « vent » ou « automne » ne sauraient suffire ; il faut que les feuilles soient animées. Dotées d’une volonté même. Mais pas d’une vie qui leur serait propre, non, elles doivent répondre à ses désirs à elle, Aurélie

     Et c’est ainsi que, pendant qu’elle chemine le long du trottoir, elle soulève des tourbillons de vie mordorées, des « sorcières » qui agitent leur chevelure d’humus, des fantômes rouges et bruns. A chaque seconde, elle anticipe, devinant pour mieux insuffler la vie. Tendue, toute à sa recherche, à sa création, elle fend l’espace, déesse du vent, maîtresse des arbres, princesse des feuilles mortes.